Ils ont enfin pris date. Par des courriers adressés au Premier ministre, Orange et SFR ont formulé des propositions d’engagements contraignants visant à « rendre 12,7 millions de locaux éligibles à une offre commerciale d’accès à la fibre optique d’ici la fin de l’année 2020 ». Et font également vœu de transparence en acceptant d’améliorer la visibilité de leur action aux yeux des pouvoirs publics, au niveau national comme local. Publiées par France THD, ces propositions vont désormais être examinées par l’Arcep, qui rendra un avis au gouvernement.
En cas de feu vert, ce dernier pourra alors accepter ces engagements, dont le non-respect exposerait l'un ou l'autre opérateur à des sanctions pécuniaires titre de l’article L33-13 du Code des postes et communications électroniques, conformément aux dispositions du projet de loi Elan. L’édifice semble donc bien arrimé.
Reste à comprendre la portée exacte de ces propositions. Derrière l'accélération incontestable qu'elles impliquent, un examen approfondi des deux courriers révèle ainsi que les opérateurs se sont ménagé plusieurs portes de sortie leur permettant d'échapper à d'éventuelles sanctions.
Engagements opposables en zone AMII : périmètre ou volume ?
Première notion à définir : ce que recouvre exactement ce chiffre de 12,7 millions de prises à horizon 2020 avancé par le gouvernement. Du côté d’Orange, on trouve un descriptif de la typologie des zones concernées, détaillées dans une annexe qui malheureusement n'est pas disponible – on pourra regretter cette nouvelle communication parcellaire alors même que l’impératif de « transparence » est sur toutes les lèvres actuellement. L'opérateur ne livre pas non plus d'élément chiffré permettant de déterminer précisément le volume de ses engagements, hormis une projection sur cinq ans qui, pas de chance, agglomère logements en zone très dense et zone AMII.
On peut toutefois déduire de la proposition de SFR – 1,4 million de locaux éligibles à une offre FttH à fin 2020 – qu’Orange s’engage sur 11,3 millions de prises commercialement éligibles à la même échéance. Soit les 8,3 millions de sa zone d’exclusivité, plus les quelque 3 millions « hors accord » SFR/Orange. Un panier additionnel qui inclut, selon le résumé établi par l'Arcep dans sa réponse au Sénat d'octobre 2017 :
- les communes en « reste AMII 2011 »
- les communes basculées de ZTD à ZMD en 2013
- les communes libérées par SFR et reprises par Orange en 2015.
Une partie de ces 3 millions de prises hors exclusivité est également convoitée par SFR. L'opérateur s'engage en effet à proposer une offre commerciale sur « 1,6 million de logements supplémentaires » à horizon 2022, « répartis sur la zone AMII ». Potentiellement, donc, sur des zones où Orange est à la manœuvre. Reste à voir comment les deux opérateurs accorderont leurs violons – nous y reviendrons.
Rappelons enfin que la « méthode Arcep » évoquée dans ce tableau s'appuie sur la base de logements 2014, tandis qu'Orange adosse ses projections à la base Insee 2013 et SFR... à la base 2011. Sachant que le parc de logements croit de 1% chaque année, les volumes mentionnés par les opérateurs se révéleront donc forcément inférieurs à la réalité du terrain. Gageons que ces chiffres sont fournis à titre indicatif et que l'évaluation de leur performance se fera à l'aune des derniers indicateurs disponibles... Le détail à son importance, puisqu'il faudra forcément s'appuyer sur un volume de prises, et non un périmètre, pour calculer le taux maximal de « locaux raccordables sur demande « sur lesquels s'engagent les opérateurs sous peine de sanction.
8% de locaux raccordables sur demande
En effet, si ces propositions sont retenues, seraient considérés comme bénéficiant d’une offre commerciale FttH à fin 2020 les foyers et entreprises raccordables et, à hauteur de 8% maximum, ceux « raccordables sur demande ». C’est-à-dire les locaux sur lesquels l’opérateur, sur commande d’un FAI, dispose de 6 mois maximum pour installer un point de branchement optique permettant de raccorder le bâtiment au point de mutualisation, précise l’Arcep, dans sa recommandation sur la complétude des déploiements de 2015.
Les deux groupes s’engagent toutefois à rendre l’ensemble des 12,7 millions de prises raccordables à fin 2022. En résumé, par ces propositions, Orange et SFR s’octroient finalement un sursis de deux ans sur environ un million de prises, par rapport à ce qui était attendu à la suite de leurs intentions d’investissement initiales.
Variable d’ajustement
Surtout, le recours à cette notion de « raccordable sur demande » interroge. Tous dans sa recommandation de 2015, le régulateur des télécoms formule effectivement, au nom de l'équilibre économique des projets, une tolérance. Il indique ainsi que « la proportion de logements raccordables sur demande devrait rester faible à l’échelle de chaque point d’accès au réseau mutualisé regroupant plus de 1000 lignes ». Non sans avoir précisé que :
« La déclaration de logements raccordables sur demande doit refléter la réalité du réseau déployé et n’a donc pas vocation à être utilisée, de manière opportuniste, comme un moyen permettant de couvrir un retard éventuel dans la réalisation des travaux de déploiement. »
En livrant ce chiffre de 8% a priori, Orange et SFR détournent donc le raccordable sur demande de son esprit initial. De statut avant tout justifié par les spécificités des territoires, et défini au cas par cas en concertation avec les collectivités concernées, il devient une variable d’ajustement adossée à un objectif national. En 2015, l'Arcep jugeait d'ailleurs « inadapté, au regard de la diversité des environnements » de définir un seuil pour l'ensemble du territoire, estimant « vraisemblable » qu'il conduise les opérateurs à privilégier les zones d'habita regroupé.
Forte accélération
Ajustées de ces 8%, les propositions de l'opérateur historique l'engagent donc à rendre raccordables 10,2 millions de locaux à fin 2020, contre un peu moins de 3,7 millions à fin 2017. Soit un rythme moyen de 540 000 prises supplémentaires par trimestre pendant trois ans. A titre de comparaison, Orange a affiché en 2017 un rythme moyen de 320 000 prises par trimestre, avec il est vrai une accélération à 415 000 au T4 2017, selon le dernier observatoire des déploiements de l'Arcep.
Du côté de SFR, l'engagement ajusté des fameux 8% porte sur un peu moins de 1,3 million de prises raccordables à fin 2020, soit 107 000 prises par trimestre. A quoi s'ajoutent près de 1,5 millions de prises raccordables à fin 2022 (et que l'opérateur « fera ses meilleurs efforts » pour déployer fin 2020). Retenons une moyenne de 73 000 par trimestre sur les cinq prochaines années. Au total, l'opérateur au carré rouge devrait donc aligner en moyenne 180 000 prises tous les trois mois pendant trois ans, contre un rythme moyen de 65 000 l'an passé (et 82 000 au T4 2017).
Une arithmétique qui ne tient pas compte de l'évolution du parc de logements, mais qui suppose déjà, pour l'un comme pour l'autre, de monter en puissance rapidement afin d'éviter la sanction. L'accélération promise a donc aussi de quoi satisfaire l'écosystème THD et les collectivités... à condition qu'elle se déroule en bonne intelligence.
Zones de conflit : Orange montre patte blanche, SFR à l’offensive
Car, nous l'avons vu, SFR annonce son ambition de raccorder 1,6 million de prises supplémentaires en zone AMII, sur le périmètre hors zone d’exclusivité où Orange s’engage lui-même sur 3 millions de prises. De quoi multiplier les zones de conflit et les doublonnements potentiels : un risque que l’opérateur historique entend déminer, en se disant prêt à « ne pas déployer et même cofinancer à terme ces réseaux », voire « envisager de céder une partie des raccordements qu’elle a déjà opérés ». Cette bonne volonté reste néanmoins écrite au conditionnel, sous réserve d’« engagements de force identique » de la part d’un autre opérateur. Reste à savoir qui en sera juge…
De son côté, SFR indique qu’il en dira plus sur le calendrier de déploiement des 1,6 million de prises promises à fin 2022 à l’issue de « discussions avec Orange ». Mais annonce déjà que l’Arcep devra le libérer de ses engagements L33-13 sur ce périmètre « si un opérateur tiers venait à déployer sur une zone concernée ». Sachant qu’Orange, au dernier pointage délivré par l'Autorité de régulation (voir ci-dessous), a déjà réalisé des consultations préalables sur la quasi-totalité des 3 millions de prises en question : difficile de ne pas voir là une nouvelle tentative de repartage de la zone AMII de la part de SFR, qui sort tout juste d’un revers judiciaire sur le sujet.
Pour éviter les superpositions et autres préemptions sans horizon de complétude, tout dépendra donc de ce que l’un accepte de céder à l’autre. L’historique des discussions entre les deux opérateurs promet donc un bel avenir à la guerre des armoires, chroniquée il y a quelques mois par nos confrères de Next InPact. Une empoignade que l’Arcep s’efforce actuellement de canaliser. Mais en aura-t-elle les moyens ?
Clauses résolutoires : risque zéro pour les opérateurs ?
En effet, si la perspective d'une accélération significative des déploiements a de quoi réjouir, les conditions et réserves posées par les deux opérateurs posent question. Orange indique ainsi qu’à l’heure du jugement, l’évaluation de sa performance devra tenir compte « des limites opérationnelles significatives » qu’il aura pu rencontrer, citant une éventuelle pénurie de fibre et/ou de main d’œuvre comme des « cas de force majeure ». Une précision que ne goûte guère l’Avicca, pour qui ces réserves reviennent, en réalité, à se retrancher derrière une situation déjà existante – les difficultés d’approvisionnement en fibre optique et les problèmes de recrutement sont en effet déjà patents.
De même, poursuit l’association, que les conditions posées par les deux opérateurs relatives à la stabilité du cadre juridique et réglementaire. Précisément au moment où l’Arcep consulte sur la cohérence des déploiements, en vue de publier une nouvelle recommandation qui concernerait au premier chef les zones AMII, et dont les opérateurs ne veulent pas. Une concomitance qui place d'ailleurs le régulateur en porte-à-faux, puisqu’il lui incombe à présent de donner au gouvernement un avis sur des propositions qui, de fait, tendent à exiger sa passivité. Entre un exécutif soucieux d’afficher son volontarisme et des opérateurs qui jouent à chat perché, voilà le gendarme des télécoms dans une situation bien inconfortable.