En janvier 2018, l'Etat et les opérateurs de téléphonie mobile annonçaient un « accord historique » visant à accélérer la couverture numérique du territoire. Pour ce faire, Orange, SFR, Bouygues et Free s'engageaient à investir « plusieurs milliards d’euros », obtenant en contrepartie une réattribution sans enchères des bandes de fréquences, et le gel des redevances associées à leur exploitation. Ce New Deal Mobile actait ainsi un changement de paradigme : donner la priorité à l'aménagement numérique plutôt qu’à l'alimentation des caisses de l’Etat grâce à des « enchères juteuses », comme s'était plu à le rappeler le président de l’Arcep, Sébastien Soriano.
Un accord mystère
Une ombre subsistait au tableau : si un document technique a rapidement été communiqué par l'Autorité de régulation et la Direction générale des entreprises (DGE), ce fameux accord supposément signé le 12 janvier 2018 n'a jamais été rendu public. Le Sénat, l'association des collectivités pour le numérique (Avicca) n’avaient pu l'obtenir, pas plus que les journalistes de Next InPact et Contexte, qui avaient saisi à cette fin la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada). Et pour cause : il n'y aurait, en réalité, jamais eu d’accord signé, comme en attestent des documents obtenus par Bastamag. Dans le cadre d’une autre saisine, la Cada révèle en effet que « le président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) a indiqué à la commission qu'aucun accord, au sens contractuel du terme, n'a été formellement signé entre l’État, l’Arcep et les opérateurs de téléphonie mobile. »
Le gendarme des télécoms précise à cette occasion que le terme « accord » désignait en fait « l'aboutissement des travaux menés par le gouvernement et l'Arcep sur les engagements que ces opérateurs seraient susceptibles de prendre et qui se matérialisent par une série de documents et de décisions achevés ou en cours d’élaboration et qui ont été publiés au fur et à mesure de leur adoption ». Un raccourci, donc, pour ne pas dire un abus de langage, que les différentes parties prenantes ne se sont pourtant pas privé de reprendre à l'époque, à commencer par le gouvernement. Ou par la Fédération française des télécoms, qui n'hésitait pas à qualifier ledit accord de « véritable contrat de mandature ». Des formulations et des présentations qui laissent peu de place à l'ambiguïté :
capture d'écran du site du ministère de l'Economie
capture d'écran du site de la Fédération française des Telecoms
Des engagements contraignants
Un contrat qui ne reposerait donc que sur des paroles ? Ce serait aller vite en besogne : dans le cadre de l’accord New Deal, les quatre opérateurs se sont bel et bien vu assigner des obligations de déploiement, inscrites dans les décisions de l’Arcep modifiant les autorisations d'utilisation des bandes de fréquences 900 MHz, 1 800 MHz et 2 1000 MHz.
En contrepartie de la réattribution des licences sans procédure d’enchères jusqu'en 2031, Orange, SFR, Bouygues et Free se voient en effet assigner des obligations en matière de couverture à relativement brève échéance (fin 2020). Celles-ci comprennent notamment la généralisation de la 4G sur tous leurs sites mobiles, la couverture des axes de transport, la couverture en intérieur. Et surtout la participation au dispositif de couverture ciblée qui courra plusieurs années encore après 2020, pour la desserte de zones blanches ou grises, identifiées comme prioritaires par les collectivités. Autant d'obligations qui, si elles ne sont pas respectées, exposent les opérateurs à des pénalités financières.
Pas de cadeau aux opérateurs, insiste l'Arcep
L'absence d’accord formalisé ne signifie donc pas pour autant par qu'un chèque en blanc a été signé aux opérateurs. Mais cela laisse planer le doute sur le montant réel du chèque. La reconduction des licences sans enchères et le gel des redevances se sont traduits pour les opérateurs par une économie de « plusieurs milliards d’euros », indiquait à l'époque Sébastien Soriano. Tout en soulignant que le montant ainsi dégagé restait « inférieur aux engagements pris par les opérateurs ». Le week-end dernier, dans un échange de tweets avec la journaliste de Contexte Sabine Blanc, le président de l'Arcep persiste et signe : de cadeau, point.
Je réagis aux commentaires sur d’éventuels « cadeaux aux opérateurs » : question légitime mais en l’occurrence réponse clairement négative. Quant au formalisme du « new deal », ce qui me paraît primordial est le caractère pleinement opposable des obligations.
— Sébastien Soriano (@sorianotech) 2 mars 2019
On devra s'en tenir à cette affirmation, faute de pouvoir évaluer les marges de manœuvre supplémentaires dégagées pour les opérateurs, au regard de ce qu'ils comptaient de toute façon dépenser pour leurs déploiements futurs, et de ce que cela a effectivement coûté à l'Etat. Si la question des investissements a pu être négociée entre le quatuor et les pouvoirs publics, on peut imaginer que, relevant du secret des affaires, elle avait peu de chances de faire surface dans un document officiel. La transparence tant vantée il y a un an se limitera donc aux fruits de l'accord, notamment grâce au tableau de bord du New Deal concocté par l'Arcep, mais ne portera pas sur la petite cuisine qui lui a permis de voir le jour.
Le New Deal, un bon deal ?
En définitive, il s'agissait moins d’arracher aux opérateurs une obligation de moyens qu'une obligation de résultat, après des années de plans de résorption des zones blanches qui ont globalement déçu. « Leurs investissements passés n'ont pas été suffisants en montant et en rythme de déploiement dans les zones peu peuplées », justifiait il y a un an Julien Denormandie, à l'époque secrétaire d'Etat auprès du ministre de la Cohésion des Territoires. C'est pourquoi, comme le rappelle l'Agence du Numérique à Bastamag, l’esprit du New Deal mobile consiste cette fois-ci à « flécher les investissements des opérateurs en privilégiant l'aménagement du territoire ».
D'une certaine manière, l'Etat s’est attaché les services des opérateurs pour qu'ils réalisent une prestation d’aménagement numérique du territoire (quasi) exhaustive et surtout rapide - rappelons que la 4G pour tous d'ici à 2020 était l'une des promesses du nouveau président, dès l'été 2017. Un véritable « contrat de mandature », en effet, mais dont l'intangibilité ne permettra donc pas de savoir s'il s'agissait d'une bonne opération pour les finances publiques.