Fibre optique : en bout de ligne, les blocages persistent

Par Yann Daoulas modifié le 30/11/2020 à 10h55

Le déploiement de la fibre optique est reparti à bon rythme malgré la crise sanitaire. Mais sa commercialisation reste compliquée par de nombreux écueils.

Un technicien effectue un raccordement en fibre optique

Tous les industriels du déploiement de la fibre en conviennent : l'impact du Covid-19 sur le déroulement des chantiers a été contenu. Seulement quelques mois de retard à court terme, s'accordent à chiffrer les opérateurs d'infrastructure réunis à l'occasion de l'Université d'été du THD il y a quelques jours aux Sables-d'Olonne. Tous reconnaissent aussi l'explosion des ventes d'abonnements Internet en fibre sur leurs réseaux depuis la fin du confinement. Problème : cet afflux de commandes intervient alors que plusieurs obstacles aux raccordements des utilisateurs finaux n'ont toujours pas été levés. Venu préciser les modalités du 100% fibre en 2025, le secrétaire d'Etat à la Transition numérique et aux communications électroniques, Cédric O, n'a pu promettre que quelques menues avancées sur ces points de blocage.

"Mini-décalage"

Pas de scénario catastrophe, donc, côté déploiement : mobilisée dès le début du confinement, la filière est parvenue à limiter la casse. Ses membres ont retrouvé aujourd'hui une activité quasiment équivalente à ce qu'elle était avant la crise sanitaire. A l'instar d'Orange, dont "les capacités de production ont retrouvé leur niveau de 2019", souligne son directeur des relations avec les collectivités, Cyril Luneau : 10 000 lignes par jour en zone AMII (villes moyennes et secteurs périurbains), 50 000 lignes par mois sur les réseaux d'initiative publique (zones peu denses). Certains opérateurs d'infrastructure devraient même dépasser en 2020 leurs performances de 2019. Grâce à de nouveaux chantiers ou à la montée en cadence de projets existants, que la crise sanitaire n'a finalement que temporairement enrayée. 

Les retards de déploiement ne se compteront finalement qu'en une poignée de mois, témoignent-ils. Du côté d'Altitude Infra, on parle ainsi d'"un mini-décalage" qui ne devrait pas avoir d'impact sur les bornes finales de ses contrats avec les collectivités, généralement à horizon 2022 ou 2023. Axione chiffre l'impact à trois à quatre mois de retard, Orange évoque pour sa part des décalages pouvant aller "jusqu'à 6 mois". Quant au rattrapage du temps perdu, il s'effectuera probablement sur les deux prochaines années, estime SFR. Notamment, dans le cas qui l'occupe, à la faveur du redéploiement des effectifs des zones AMII - qui seront terminées "courant 2021" - vers les réseaux d'initiative publique.

Le déploiement se maintient, la commercialisation "explose"

Malgré le brusque coup de frein du printemps, la cadence record de 2019 pourra donc être maintenue. C'est en tout cas ce que suggèrent les chiffres de déploiement du 2e trimestre. Etienne Dugas estime ainsi que le cap des 5 millions de lignes de fibre optique sera finalement atteint cette année, loin du scénario esquissé il y a quelques mois. Une performance sans équivalent au niveau mondial, se réjouit le président de la fédération industrielle InfraNum. Reste que, si elle se félicite de sa résilience, la filière n'est pas des plus sereines quant à l'étape suivante : celle de la commercialisation.

Car tous les fournisseurs en témoignent : les demandes d'abonnement à la fibre s'envolent depuis le déconfinement. Entre l'avant et l'après, les commandes d'accès ont quasi-doublé, témoignent les opérateurs d'infrastructure qui exploitent ces réseaux. Une bonne nouvelle pour eux comme pour les collectivités, qui voient ainsi se remplir les réseaux qu'elles ont financés. Sauf qu'en parallèle, les freins opérationnels au branchement des futurs clients demeurent. Les suspects habituels : difficulté d'utilisation des poteaux Enedis pour raccorder les habitations, absence de base d'adresse nationale, problèmes d'accès aux copropriétés.

Sans oublier l'inévitable question de la sous-traitance des raccordements finaux à la fibre, confiée aux fournisseurs d'accès. Précisément pour tenir la cadence des raccordements, mais au prix d'importants dommages sur les réseaux, dénoncent exploitants de réseaux et collectivités. Malgré des avancées, l'affaire continue d'empoisonner les débats, et illustre au passage les problèmes de recrutement de la filière.

Pas de pitié pour les poteaux

Pour raccorder un utilisateur final au réseau fibre, la seule possibilité est parfois de faire transiter le câble par un poteau du réseau d'électricité basse tension. Problème : l'exploitant Enedis exige qu'une étude soit réalisée sur chacun de ces appuis, afin de s'assurer que ceux-ci supporteront la charge supplémentaire. L'impact de l'ajout d'un câble de fibre optique est pourtant minime, protestent depuis des années les acteurs du déploiement, qui dénoncent la lourdeur du processus.

D'autant plus lourd que le nombre de poteaux concernés est considérable - 800 000 - et que les raccordements "explosent", alerte InfraNum. C'est ainsi presque une supplique qui a été adressée par son délégué général Hervé Rasclard à Cédric O aux Sables-d'Olonne : une modification de l'arrêté qui permettrait d'abandonner temporairement le calcul de charges, "si possible dans les semaines qui viennent". Fin de non-recevoir du secrétaire d'Etat : cela pourra difficilement se faire, notamment pour des raisons de sécurité, a-t-il tranché. L'intéressé s'en remet à la participation systématique d'Enedis aux comités de pilotage du projet France THD - une nouveauté - pour tenter d'avancer sur la question.

L'adressage aux abonnés absents

Autre antienne entendue depuis des lustres : la nécessité de disposer d'une base d'adresse nationale unifiée. Un outil qui permettrait d'identifier précisément chaque local à raccorder, de n'en oublier aucun, et d'être en mesure de commercialiser des abonnements fibre sur chaque foyer ou entreprise qui le demande. Cédric O espère voir le sujet avancer grâce à la mise en place, au sein de l'Agence nationale de la cohésion des territoires, d'un nouveau dispositif reposant sur l'agrégation de bases d'adresse locales.

Mais il prévient d'ores et déjà qu'il s'agira d'"un travail de plusieurs mois et de longue haleine". De trop longue haleine, pour InfraNum, qui ne cache pas son scepticisme : la fédération craint fort que le déploiement n'ait déjà été achevé lorsque l'outil sera opérationnel. Moins pessimiste, l'Avicca veut croire au potentiel d'accélération que renfermerait cette BAN ainsi construite. L'association des collectivités pour le numérique entend en tout cas "lui laisser sa chance". Sachant aussi que l'enjeu de l'identification précise et unique de chaque habitation du territoire dépasse largement celui du seul déploiement de la fibre.

Copropriétés : bientôt des procédures accélérées ?

Un autre des ces "cailloux dans la chaussure" pourrait en revanche être évacué. Celui des interventions dans les copropriétés. L'obligation de valider en assemblée générale les conventions signées avec les opérateurs d'immeubles ralentit en effet considérablement l'arrivée de la fibre dans les collectifs. Là encore, le refrain n'est pas nouveau. Mais la crise sanitaire a changé le ton : comme les AG ont du mal à se tenir, les stocks d'études s'épuisent et le chômage technique guette, préviennent les opérateurs. 

Pour surmonter l'écueil, d'aucuns souhaitent se passer complètement de l'aval des copros avant d'aller raccorder les immeubles. Pas une option, prévient Cédric O, car cette piste empièterait sur le principe de propriété privée. Pour s'éviter une levée de boucliers chez les copropriétaires, l'exécutif envisage une alternative : confier la prérogative au conseil syndical afin d'accélérer les décisions. Le gouvernement "travaille à modifier les textes en ce sens", a indiqué le secrétaire d'Etat au numérique. Au moins un motif de satisfaction, donc, pour l'écosystème THD.

Stoc ou encore ?

Pouvoir brancher tous les locaux au réseau fibre, oui, mais dans quelles conditions ? Car la qualité inégale de ces opérations de raccordement continue de faire des remous dans le secteur. En particulier sur les réseaux d'initiative publique, qui se dégradent à grande vitesse, préviennent les exploitants et les collectivités qui les portent. La faute, plaident-ils, aux opérateurs commerciaux, en l'occurrence les FAI nationaux, chargés de ces raccordements selon un modèle de sous-traitance. Au prix de trop d'interventions à l'emporte-pièce sur les points de mutualisation ou chez les clients.

Quand ils ne renvoient pas la responsabilité aux opérateurs de réseaux, Orange, SFR, Bouygues et Free arguent pour leur part de l'absence d'alternative efficace à cette procédure connue sous le nom de "mode Stoc" (pour sous-traitance opérateur commercial). Elle seule, assurent-ils, permet de faire face à l'afflux de demande d'abonnements en fibre. Mais aussi, point essentiel, de conserver un lien direct avec leurs abonnés, une présence au plus près du client qu'ils entendent défendre bec et ongles.

Nous avions détaillé les arguments des uns et des autres, pour ou contre ce mode Stoc, il y a un an. Les choses ont-elles avancé depuis ? Les protagonistes ont expérimenté, et discuté, notamment sous l'égide de l'Arcep afin que les opérateurs d'infrastructure puissent mieux faire la police sur leurs réseaux. Et discutent encore, d'ailleurs, de façon "intense", pour tenter de trouver de nouveaux accords d'ici fin novembre, indique Fabien Gevaert, directeur marketing et réglementaire d'Axione. A la clé : une mise à jour des engagements contractuels entre opérateurs commerciaux et opérateurs d'infrastructure, qui doit permettre à ces derniers d'identifier, et au besoin mettre au ban les prestataires indélicats.

Derrière cette question technique, l'enjeu est de taille. Il est évidemment commercial - apporter le service attendu à l'utilisateur final dans de bonnes conditions - mais aussi économique. En effet, "cette dégradation rapide des réseaux n'avait pas été anticipée par les opérateurs d'infrastructure", confie Fabien Gevaert. Et cela risque de représenter in fine "un coût supplémentaire" pour les collectivités qui ont financé lesdits réseaux.

Lesquelles regardent tout cela d'un très mauvais œil. "On laisse tourner la montre", analyse ainsi Ariel Turpin. Le délégué général de l'Avicca ne croit pas que les mesures envisagées porteront leurs fruits, jugeant que les protagonistes "ne travaillent que sur le correctif, pas sur le préventif".  Vent debout contre ce "passage en force qui démolit nos réseaux", l'association réclame ainsi un "couvre-feu" pour le mode Stoc. Et espère que la mission de contrôle des déploiements lancée par le gouvernement permettra de faire en sorte que "ces désordres cessent au plus vite".

Communiquer pour recruter

Les photos d'armoire fibre transformées en "plats de nouilles", ouvertes aux quatre vents ou forcées à la meuleuse ne manquent pas pour appuyer ces inquiétudes. Et ce n'est que la partie émergée de l'iceberg, renchérit David El Fassy. Pour le PDG d'Altitude Infra, ces dommages visibles en masquent d'autres, plus profonds. Ce que l'on ne voit pas, "c'est le bric-à-brac que cela occasionne dans le réseau fibre", prévient-il. Les techniciens qui occasionnent ces dommages "peuvent potentiellement utiliser d'autres routes optiques que celles déclarées à la base", avec là aussi "un sac de nœuds que l'on va mettre du temps à démêler"

Le résultat de ce que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier d'"ubérisation du raccordement", avec tout au bout de la chaîne de sous-traitance, des intervenants étrangers, insuffisamment qualifiés, sous-payés, et œuvrant dans des conditions parfois très précaires. "Si le travail est fait par des travailleurs détachés, ce sera une défaite pour tout le monde, et l'on voit que l'on tend vers ça actuellement", résume sans ambages Cédric O.

Pour y remédier, le secrétaire d'Etat au Numérique semble disposé à donner suite à une autre demande récurrente des industriels. Celle de soutenir de façon visible la filière pour qu'elle parvienne à attirer de futurs professionnels. A ainsi été annoncé le lancement d'une campagne de communication sur les métiers des infrastructures numériques "dans les semaines ou mois qui viennent". Les entreprises du secteur espèrent qu'elle permettra de remplir des formations encore pas assez courues. Objectif : recruter les 7 à 8 000 équivalents temps plein supplémentaires dont le secteur estime avoir besoin en 2021.

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