Tous les acteurs du THD en conviennent et s'en félicitent : le déploiement de la fibre optique est passé à la vitesse supérieure cette année. Le millésime 2019 devrait en effet livrer quelque 4 millions de locaux raccordables supplémentaires. Sur ce total, 1 million environ devraient se trouver en zone rurale. L'accélération s'est en effet matérialisée aussi sur les réseaux d'initiative publique (RIP) portés par les collectivités pour apporter la fibre dans les zones peu denses.
Avec une satisfaction supplémentaire : celle de voir enfin apparaître sur ces infrastructures les offres Internet en fibre des grands fournisseurs nationaux. De quoi stimuler l'adoption de la fibre optique et commencer à amortir les investissements consentis sur les finances locales. Plus récemment, les collectivités ont aussi obtenu la réouverture du guichet France THD pour les futurs projets de RIP, même si l'effort de l'Etat reste jugé insuffisant.
Embrouille sur le mode stoc
Des bonnes nouvelles tempérées pas certains désaccords opérationnels. Dont un entourant la procédure de raccordement final des clients desservis par les RIP. En cause : le mode stoc, acronyme de "sous traitance opérateur commercial". Un dispositif hérité des zones AMII qui prévoit que l'opérateur d'immeuble (OI) - celui qui construit le réseau - sous-traite le branchement du client à l'opérateur commercial (OC) - le fournisseur d'accès. Lequel fait lui-même intervenir un sous-traitant. Ou un sous-traitant de sous-traitant, avec parfois sur le terrain des intervenants insuffisamment formés, dans un contexte de tension sur le recrutement.
Source : Avicca - glossaire de l'aménagement numérique
En résultent des avanies jugées trop fréquentes dans les territoires : travaux réalisés à l'emporte-pièce, voire échec de raccordement côté client ; dégradation progressive des équipements et menace sur la qualité de service côté réseau. Les griefs ne manquent pas chez les collectivités, les exploitants de RIP ou certains de leurs clients FAI. Des ratés à répétition qui empoisonnent de longue date leurs relations avec les opérateurs commerciaux, et inquiètent d'autant plus à l'aube de trois années de déploiements et de raccordements intensifs en zone rurale. Véritable épouvantail pour les uns, condition sine qua non pour les autres : le mode stoc a beaucoup fait parler de lui lors du dernier colloque TRIP de l'Avicca.
"Proche de la boucherie"
Il faut dire que l'Association des villes et collectivités pour le Numérique avait décidé de mettre les pieds dans le plat lors de son rendez-vous biannuel. Notamment en dédiant à la question une mini-expo version musée des horreurs issues d'interventions en mode stoc.
Source : Avicca
Un festival "Moodtsoc" que d'aucuns, par exemple chez Orange, ont jugé "caricatural". Si la vaste typologie d'anomalies complique leur quantification, elles ne révèlent pas de cas isolés, soutient pourtant l'Avicca. Dans sa réponse à la consultation de l'Arcep sur le prochain cycle d'analyse de marché, l'association juge même que le mode stoc représente "sans équivoque la principale menace quant à la résilience de nos réseaux FttH".
Certains territoires seraient particulièrement concernés : Loire, Doubs, Somme, Seine-et-Marne, Alsace... Où ce sont souvent les collectivités qui doivent faire face au mécontentement des usagers. "Lorsqu'il y a un échec de raccordement, l'opérateur commercial est souvent un peu en retrait", et les clients concernés se tournent vers la collectivité, souligne ainsi Mathieu Hazouard, directeur de la SPL Nouvelle-Aquitaine THD. Des épisodes qui engagent alors la "crédibilité de l'action publique", prévient l'élu régional.
Fil rouge du dernier colloque TRIP, ce mode stoc a été évoqué avec plus ou moins de diplomatie. Il est "aujourd'hui proche de la boucherie", a pour sa part tranché Eric Jammaron. Le directeur général d'Axione a d'ailleurs repris le sujet en mains à la tête d'une commission rassemblant les opérateurs d'immeuble au sein d'InfraNum, la fédération des industriels du THD. Objectif : établir des "règles simples" pour améliorer ces interventions, mais aussi permettre aux OI de mieux les contrôler : qualité, sécurité, documentation, facturation, délais... Un travail qui arrive à son terme et qui a permis de définir "toutes les clauses que les opérateurs commerciaux s'engagent à respecter en tant que sous-traitants".
Le mode stoc incontournable ?
Car malgré son constat sans concession, Eric Jammaron se dit par ailleurs "très favorable" au mode stoc. Ce fonctionnement constitue en effet "la meilleure manière de satisfaire nos concitoyens pour avoir du service à la maison", fait-il valoir. Un avis partagé par les opérateurs commerciaux : au vu du nombre de raccordements à réaliser, le mode stoc leur apparaît incontournable. "95% des raccordements" sont aujourd'hui réalisés de cette manière, et il faut que ce fonctionnement "perdure" car lui seul "permet de faire la masse", juge ainsi Philippe Béguin, directeur réglementation d'Orange pour la France. "Si nous n'avions pas le mode stoc, insiste-t-il, nous n'aurions pas le nombre de clients que nous avons actuellement".
Le représentant de l'opérateur historique reste par ailleurs très sceptique vis-à-vis de l'alternative, le mode "OI", jugé trop complexe puisqu'un introduisant un interlocuteur supplémentaire, à savoir l'opérateur d'immeuble. Car si les FAI nationaux tiennent à garder la main sur l'opération de raccordement, c'est aussi pour matérialiser le lien commercial. Il s'agit de "maintenir la relation avec le client final", fait valoir Didier Casas, directeur général adjoint de Bouygues Telecom. Argument qui laisse toutefois perplexe les détracteurs du mode stoc : en pratique, jugent-ils, cascade de sous-traitants et interventions à la chaîne ne sont pas véritablement propices à établir un lien privilégié entre le FAI et son abonné.
Mode OI vs Mode Stoc (allégorie selon l'Avicca)
Les opérateurs commerciaux ouverts à la discussion... "pragmatique"
Pour autant, pas question pour les opérateurs commerciaux d'abandonner le mode stoc. Les fournisseurs d'accès conviennent néanmoins de la nécessité de mettre la question sur la table. Du côté d'Orange, on se dit prêt à "travailler de manière intelligente sur le sujet", affirme Philippe Béguin. Si possible en associant à la réflexion les opérateurs commerciaux. Même "bonne volonté" affichée par Didier Casas pour Bouygues Telecom. Qui sans être "l'opérateur commercial le plus fanatique sur le mode stoc", se dit "raisonnablement favorable" au dispositif. Et suggère plusieurs axes d'amélioration : "actions prédictives, audits, guides de bonnes pratiques"... Sans pour autant aller jusqu'à soutenir l'hypothèse de sanctions de la part des opérateurs d'immeuble, une piste évoquée par Axione.
"Uniformiser le mode d'intervention et l'appliquer à l'ensemble des sous-traitants" : c'est l'approche recommandée par Lionel Recorbet. A cet effet, le président de SFR FttH préconise d'être "pragmatique plutôt que dogmatique". Jugeant les exigences de "certains acteurs" parfois trop élevées et inapplicables opérationnellement.
En filigrane de ces éléments de langage, notamment, un différend sur la technologie bi-fibre : deux fibres raccordées au logement depuis le point de branchement optique. Une demande inscrite au contrat passé entre certaines collectivités et leur délégataire, comme Altitude Infrastructure. Et son président David El Fassy estime qu'elle peut faire sens à la lumière de l'expérience de pays "plus avancés sur la fibre". Pas de quoi émouvoir SFR : l'opérateur n'entend pas s'embarrasser de cette deuxième fibre qui constitue "très souvent une incongruité", prévient Arthur Dreyfuss. Pour le secrétaire général de la maison-mère Altice France, s'appesantir sur cette solution technique constitue même une perte de temps collective, à l'heure où il faut aller vite. Des FAI prêts à améliorer le dispositif, donc, mais pas à n'importe quelle condition...
L'Arcep sommée d'intervenir
Reste donc à savoir si et comment les opérateurs commerciaux s'accommoderont des règles élaborées au sein d'InfraNum par Axione, Covage, Altitude Infrastructure, TDF et... Orange et SFR, présents des deux côtés du miroir. Pour appuyer leur démarche, les OI réclament l'intercession d'un tiers, en l'occurrence l'Arcep. Eric Jammaron souhaite ainsi une "implication réelle" du régulateur aux côtés des opérateurs d'immeuble pour les aider à améliorer le fonctionnement de ce mode stoc. Qui est, rappelle-t-il, une obligation réglementaire.
Un travail que l'Arcep se dit prête à accompagner, indique Guillaume Mellier. Le directeur fibre et infrastructures de l'Autorité rappelle à cet égard la mise en place en début d'année d'un groupe de travail "exploitation" abordant entre autres cette question. Tout en insistant sur un principe de base : la sous-traitance est placée sous la responsabilité des OI, et l'action du régulateur visera avant tout à aider ces derniers à "contrôler davantage" les procédures de raccordement.
Ce principe est pourtant contredit sur le terrain, bondit l'Avicca. Pour qui le nœud du problème réside précisément dans une inversion du rapport de sous-traitance. Dans les faits, c'est en réalité le sous-traitant, en l'occurrence l'opérateur commercial, qui impose les modalités de sa prestation au maître d'ouvrage, déplore ainsi l'association. Quand bien même elle juge louable les intentions des différentes parties prenantes de travailler ensemble sur le sujet, elle réclame donc une intervention plus franche du régulateur pour clarifier la chaîne de commande.
Son vœu, formulé dans la réponse à la consultation citée plus haut : que le mode stoc soit abandonné, ou qu'il devienne a minima facultatif. "Ce que l'on combat ce n'est pas le modèle, mais sa mise en œuvre. Il va falloir que l'Arcep accepte de revenir sur le sujet et mette tous les acteurs autour de la table pour trouver un bon compromis", précise son président Patrick Chaize, Qui n'en démord pas : "Ce que nous avons raté, c'est le mode stoc. Il ne marche pas, ou marche mal. Il y a des choses qui sont absolument aberrantes, incroyables, et que nous allons payer un jour collectivement".