La France championne d'Europe de la fibre : un refrain entonné par de nombreux acteurs de l'écosystème THD, mais pour combien de temps ? Un déploiement massif ces 2-3 dernières années, près de 5 millions de lignes déployées encore en 2020 malgré la crise : les motifs de satisfaction sont là. Reste encore à s'entendre sur les conditions de la généralisation de la fibre, et surtout à répondre aux inquiétudes sur l'état des réseaux, qui se sont à nouveau fait entendre lors du TRIP d'automne de l'Avicca.
La facture ou la fracture
L'accélération du déploiement est franche depuis deux ou trois ans, mais le plus dur reste à faire : apporter la fibre dans les zones les moins denses du territoire. Le gouvernement s'est certes engagé sur la généralisation de la fibre à l'horizon 2025, en mobilisant près de 300 millions d'euros pour accompagner les derniers projets non encore financés. Malgré cet effort, le compte n'y est pas, s'émeuvent certaines collectivités. Car pour desservir l'habitat dispersé ou les entreprises isolées, le coût des raccordements dits longs est très élevé. Et pour certains, il risque même d'être rédhibitoire.
C'est le cas dans l'Aude : pour couvrir 25 000 locaux, représentant 10% de la population, la facture serait de 90 millions d'euros... contre 130 millions pour le reste du département, rappelle Régis Banquet, président du syndicat mixte Syaden. L'élu se demande dans quelle mesure le futur cahier des charges du plan France THD permettra de prendre en charge ces coûts conséquents : "Nous nous posons la question de savoir si nous allons réellement réaliser cet investissement". Et de mettre en garde contre le risque d'une fracture numérique, "sans accompagnement fort de l'Etat sur la ruralité profonde et les zones montagneuses".
La réponse doit émerger des discussions entre le gouvernement et les collectivités représentant les quelque 20 départements pas encore alignées sur l'objectif 100% fibre en 2025 faute de financement. L'idée est de mener "une négociation avec les différentes collectivités sur le financement de leurs projets, avec des demandes importantes auxquelles, peut-être, on ne pourra pas répondre exactement" explique Cédric O, qui fait néanmoins vœu de pragmatisme. Le secrétaire d'Etat chargé de la Transition numérique et des communications électroniques souhaite en effet "mettre en adéquation les besoins et les subventions pour atteindre l'objectif de 100% fibre en 2025. Pour le cahier des charges, on verra après". Dans le discours, l'exécutif semble donc rompre avec l'approche qui avait gouverné à l'élaboration du précédent cadre de subventions, lequel avait fait bondir les collectivités il y a un an.
Un deal en zone AMII
Des raccordements non standard, il n'y en a pas qu'en zone d'initiative publique. Dans les zones moins denses d'initiative privée aussi, la question de la disponibilité effective de la fibre se pose pour les foyers et entreprises isolés et/ou difficiles à desservir. Dans l'immédiat, c'est le cas en zone AMII (ville moyennes et secteurs périurbains), où l'engagement d'Orange et SFR était de rendre 100% des locaux raccordables à fin 2020. Dont 8% sur demande car jugés plus complexes à desservir ou non prioritaires.
L'irruption de la crise sanitaire a certes fait glisser l'échéance de ces engagements. Mais ils seront finalement atteints en 2021, laisse entendre Nicolas Guérin, secrétaire général de la Fédération française des Télécoms. Pour l'Arcep, il incombe à l'Etat de s'en assurer : "Les autorités publiques auprès de qui les engagements ont été pris doivent être à l'initiative du respect des engagements", estime ainsi son président Sébastien Soriano. Sur le fond, le président de l'Autorité de régulation ne nourrit "pas d'inquiétude" sur le respect des délais par SFR. Il estime en revanche qu'il y a "un point d'atterrissage à construire avec Orange". Lequel avait, rappelons-le, cinq à six fois plus de lignes à déployer que l'opérateur au carré rouge.
Ce terrain d'entente pourrait être trouvé sur le lancement d'offres destinées aux locaux raccordables sur demande. En s'assurant que 100% d'entre eux puissent y prétendre d'ici à fin 2021 en zone AMII, explique Cédric O. De quoi permettre à un peu plus d'un million de foyers et entreprises "mis de côté" lors de la programmation initiale du déploiement, de bénéficier d'un raccordement sous six mois à compter de la commande d'un fournisseur d'accès. Ce qui est jouable, laisse entendre Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange (et de la Fédération française des Télécoms). Ce dernier explique qu'après avoir fait du déploiement massif, l'opérateur historique est désormais en mesure de "passer à un déploiement plus qualitatif" . C'est-à-dire, parmi les 8% de cas spécifiques, de "raccorder 100% des gens qui le demandent". Mais sans avoir, dans le même temps, à rendre systématiquement raccordables 100% des locaux dépendant d'un point de mutualisation. "Qu'on ne rajoute pas une règle de complétude sur les adresses qui ne demandent pas du FttH", insiste-t-il.
Du côté de l'Arcep, où "des procédures sont en cours", précisément, pour jauger le respect des règles de complétude par les opérateurs, on attend de voir si ces offres permettent de répondre aux problèmes identifiés. Sébastien Soriano juge en tout cas souhaitable que ces offres de raccordable sur demande arrivent "d'abord sur les points de mutualisation les plus anciens". C'est-à-dire sur les zones programmées depuis plus de cinq ans - et parfois beaucoup plus - et où 100% des locaux ne sont pas encore raccordables.
Liquidation du Stoc ?
De la fibre pour tout le monde, donc. Mais aussi pour longtemps. La question de la pérennité des réseaux FttH était en effet au centre de ce TRIP d'automne. Vaste sujet, monopolisé hier par un seul aspect : le raccordement en mode Stoc. En résumé, les fournisseurs d'accès veulent brancher eux-mêmes leurs clients, les exploitants de réseaux ne disent pas non mais s'inquiètent des échecs de raccordement et des dégradations que ce fonctionnement entraîne. Tout en se renvoyant la balle, les deux parties ne désespèrent pas de trouver de nouveaux accords avant la fin de l'année, afin de clarifier les responsabilités de chacun.
Le tout sous l'œil excédé des collectivités propriétaires des réseaux d'initiative publique. Denis Leroux, président du syndicat mixte Doubs THD, n'a pas eu hier de mots assez durs à l'endroit du mode Stoc. "Une catastrophe industrielle" qui "agresse discrètement mais sérieusement des réseaux neufs financés par fonds publics, dans l'impunité et avec la passivité coupable de toute la filière", a cinglé l'élu. Quant à la perspective de contrats améliorés entre opérateurs de réseaux et fournisseurs d'accès, elle ne rassure pas outre mesure Denis Leroux : ils sont "petit bras", quand lui réclame "un renversement total de la chaîne de responsabilité".
Entendre un élu tonner contre le mode stoc n'est pas inhabituel ; ce qui l'est plus, c'est de voir un membre du gouvernement hausser le ton sur ce sujet pourtant très opérationnel. "Ce n'est pas possible", a ainsi martelé Cédric O, agacé lui aussi de n'entendre parler que d'"armoires défoncées" lors de ses visites de terrain. "Nous sommes en train de gâcher ce que nous sommes en train de réussir", prévient-il, en incitant fortement les intéressés à dénouer le problème :"Soit on sait le régler de manière intelligente entre gens de bonne volonté, soit l'Etat va devoir prendre des décisions plus compliquées, quitte à causer des désagréments dans le système".
Pris entre le marteau et l'enclume, les parties prenantes ne semblent plus avoir beaucoup de marge de manœuvre pour sauver le soldat Stoc. Les témoignages semblent en tout cas l'enfoncer sur tous les tableaux : qu'il s'agisse de l'insatisfaction des clients finals, des dégradations, mais aussi de la précarisation de la main d'œuvre en charge des raccordements. Sans parler du coût potentiel de remise en état des réseaux. "A l'heure où l'on a promis le paradis aux investisseurs, il va y avoir quelques rendez-vous difficiles", glisse ainsi Richard Toper, président du Cercle Credo. Une somme de risques générés par des difficultés qui sont avant tout opérationnelles, poursuit-il. Pour lui, c'est "le problème prioritaire de l'année qui vient", et il ne sera réglé que par une véritable industrialisation des raccordements, qui en restent pour l'instant au stade "artisanal".
"Anticiper la résilience des réseaux"
Pour y arriver, les fédérations représentatives - InfraNum pour les réseaux, la FTT pour les opérateurs - doivent se mettre autour de la table, plaident plusieurs acteurs de l'écosystème. C'est aussi l'avis de Benoît Loutrel, missionné par le secrétariat d'Etat au Numérique pour étudier la "sécurisation des déploiements et des conditions d'exploitations des réseaux FttH". Un intitulé qui n'implique pas d'aller vérifier chaque armoire : contrairement à ce que nous en avions compris, sa tâche ne relèvera pas de l'audit technique ou du contrôle qualité, explique-t-il. Elle consistera plutôt à réexaminer le programme France THD, "une réussite" qu'il convient désormais de consolider. Le rapport qu'il rendra d'ici un an n'aura "pas vocation à mettre la pression sur tel ou tel acteur, plutôt à problématiser et trouver une méthode", prévient l'intéressé. Il proposera des pistes pour "transférer les retours d'apprentissage" entre territoires , pour "organiser le jeu entre puissance publique et industriels", et enfin "anticiper la résilience des réseaux".
Sur ce dernier point, un retour d'expérience, justement, a été apporté depuis Saint-Martin. Dévastée par l'ouragan Irma en 2017, la collectivité d'Outre-mer a opté pour la construction d'un réseau 100% fibre, et surtout 100% enfoui face à l'aléa cyclonique. Aussi logique en théorie que complexe à financer et à réaliser en pratique, témoignent Gilles Gumbs, DSI de la collectivité de Saint-Martin, et Mathias Kalfon, expert Infrastructures à la Banque des Territoires. C'est pour surmonter ces obstacles juridiques et financiers qu'a été imaginée Tintamarre, une société privée dédiée à l'exploitation des seuls fourreaux. La collectivité en est devenue actionnaire minoritaire, conformément aux dispositions de la Loi Pintat sur la lutte contre la fracture numérique, aux côtés de l'organe de financement de la Caisse des dépôts.
Si l'enfouissement est un choix de bon sens aux Antilles, il n'est pas moins pertinent en métropole, où les risques climatiques pèsent aussi sur un déploiement aérien tout sauf marginal, fait valoir la Banque des Territoires. Dans le cadre de son plan de relance, elle prévoit ainsi d'allouer des moyens supplémentaires pour accompagner les collectivités dans leurs projets d'enfouissement, ou de sécurisation des accès aux sites majeurs des réseaux. A cette fin, un appel à projets sera lancé dès 2021.